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Le cri du fleuve

Il fut un temps où l’homme se savait relié. Relié au ciel, à la terre, aux siens. Relié à plus grand que lui. Ce lien, fragile et sacré, constituait la trame même de nos civilisations. Elle était chant, offrande, prière. Elle était ce fil invisible qui reliait la cité à son temple, la famille à son autel, l’homme à l’Absolu.


Un jour le serpent s’est pointé, nous avons rompu notre alliance avec l’Invisible, tranché le lien qui reliait l’homme au Ciel, à l’Origine, à ce qui le dépasse et l’enfante. Nous avons arraché l’arbre de vie pour n’en replanter que des mirages. En reniant le Transcendant (qui pourtant nous avait créer pour régner avec lui), nous avons voulu régner seuls. Mais là où le ciel se tait, les idoles hurlent.


Ce fut d’abord la mort de Dieu. Une mise à mort patiente, raffinée, en habits d’humanisme et de progrès. Nous avons ri des mystères, piétiné les tabernacles, remplacé l’adoration par la consommation. Nous avons substitué à la verticalité sacrée une horizontalité technique. Ce n’était plus l’éternité qui nous guidait, mais l’immédiateté. Le ciel a été vidé de ses anges, et l’homme, se croyant affranchi, s’est égaré dans le désert doré.


Privé du rapport au divin, nous avons logiquement perdu le sens du vivant. La nature, qui jadis parlait à l’âme, est devenue ressource, matière à exploiter, décor de nos loisirs. Nous avons labouré les forêts pour du pétrole et du soja et comble de l'absurde du temps, pour des panneaux solaire. Nous asphyxié les océans comme des utérus trop féconds. L’animal n’est plus notre frère dans la Création mais un produit, un code-barres, un substrat de protéines. Tout peut être breveté, génétiquement modifié, artificiellement prolongé. Sauf le mystère.


En somme, dans cet élan prométhéen, nous avons tué le père. Figure tutélaire, principe d’ordre, d’altérité, de limite : le père nous rappelait que nous ne nous étions pas engendrés nous-mêmes. En le tuant, nous avons voulu l’autonomie totale, l’auto-construction illimitée. Et dans le même mouvement, nous avons perverti la mère, la terre-mère, la matrice, en une amante plastique, consumée et consommable. L’humanité est devenue une grande tragédie œdipienne où l’on ne naît plus de Dieu ni d’un lieu, mais d’un fantasme.


Puis ce fut au tour de la nation. Car après avoir nié nos origines célestes, nos racines terrestres et notre filiation sacrée, comment aurions-nous pu supporter encore l’idée d’un peuple, d’une histoire, d’un destin partagé ? Sous couvert d’ouverture et d’universalisme, nous avons dissous tout sentiment d’appartenance, confondu la fraternité avec l’indifférenciation, remplacé la patrie par des protocoles, la mémoire par des identités en kit. Résultat, jamais les lignes de fracture n’ont été si vives, jamais les conflits si nombreux, les appartenances si fébriles. L’universel proclamé a engendré le morcellement.


Dans ce désert, il restait la famille. Ce dernier bastion de l’incarnation. Il fallait donc la fragiliser, la déconstruire, la rendre suspecte, obsolète. Le père est toxique, la mère étouffante, les enfants facultatifs, et la transmission, un mot suspect. Place à l’individu-roi, déraciné, flottant, marchandisable. L’enfant devient projet ; la parentalité, contrat ; et la procréation, une ligne de budget dangereuse pour l’environnement.


Mais ce n’était pas encore assez. Il fallait aller plus loin. Il fallait déconstruire l’être lui-même. Nous y sommes. À l’heure où j’écris, il est désormais possible, et même en vogue, de s’identifier à une chaise, une limace ou une saucisse (quoi que trop phallique pour notre temps, je dois le reconnaitre). Il n’y a plus d’homme, il n’y a plus de femme, il n’y a plus que des identités liquides, prêtes à être réécrites chaque matin. Et si tu refuses de jouer à cette mascarade, tu es aussitôt fasciste, réactionnaire, ennemi du progrès. Il ne s’agit plus de compatir à la souffrance, mais de sacrifier la vérité à la subjectivité. Je suis sommé de m’incliner devant la psychose de l’autre et de nier ce que mes yeux voient, ce que mon cœur sait, ce que mon âme crie.


Mais ce n’est pas la fin. C’est à peine le commencement.


Car une fois l’identité évacuée, une fois l’être déconstruit, que reste-t-il ? Un matériau à modifier. Un tas de cellules optimisables. L’eugénisme revient par la grande porte, auréolé de soins et de technosciences. La crise du Covid a été une répétition générale : traçabilité, surveillance, biopouvoir, obéissance au nom de la santé. L’euthanasie s’installe en douceur, maquillée en compassion. L’ARN messager redéfinit nos cellules. Le transhumanisme, enfin, avance en habits d’innovation : implants, nanorobots, intelligence artificielle. L’homme augmenté sera bientôt l’homme éliminé.


Et si tu refuses cela, si tu t’indignes, si tu veux encore parler de nature humaine, de loi morale, de limites, tu seras rétrograde, infréquentable, dangereux même.


À force de détester ses limites physiques, l’homme aura cessé d’être une créature pour devenir un produit.


Rien n’est perdu, mais il faut discerner !


Car aujourd’hui nous voyons se dresser deux camps comme les dernières colonnes d’un temple effondré. D’un côté, ceux qui veulent aller plus loin, plus vite, plus fort : accélérer la fuite, dissoudre les repères restants, faire de l’homme un pur produit, interchangeable et connecté, toujours plus fluide, toujours moins humain.


De l’autre, ceux qui prônent un retour en arrière, à une époque fantasmée où l’ordre régnait, où la famille, la nation, la religion naissaient d’autorité. Mais un ordre déjà gangréné, déjà compromis, déjà vidé de sa source. Ceux-là veulent rétablir l’État-nation fort, centralisé, parfois brutal, qui nie la chair du territoire pour lui préférer l’abstraction administrative. D’autres veulent une écologie radicale, punitive, technocratique, qui réduit le vivant à des équations et des quotas carbone, mais qui ne parle jamais aux arbres, ni aux bêtes, ni aux rivières.


Ces voies sont fausses. Deux bras d’un même cadavre.


Comme si, dans un dernier sursaut désespéré, nous cherchions à raccorder la mer asséchée à un fleuve qui lui-même ne coule plus. Mais l’eau ne vient pas d’en bas. Elle vient d’en haut. Le seul moyen de faire revivre cette mer morte, c’est de retrouver la source.


Se reconnecter à l’Absolu. À la Présence. À Celui-qui-est.


Il est nécessaire de cesser de vouloir être Dieu ! Et d’enfin redevenir fils. Fils du Ciel, frère du Verbe.


Et peut-être alors, dans le secret des cœurs, quand plus rien ne semblera possible, une goutte tombera. Une. Puis une autre. Et dans l’invisible commencera à se reformer le fleuve.


Ce n’est qu’en plongeant à nouveau nos racines dans l’Invisible que nous pourrons habiter le visible. En réconciliant les eaux du ciel et les eaux de la terre, quand des deux eaux nous n’en ferons qu’une, comme au premier matin du monde.


Alors seulement, quelque chose pourra renaître. Non pas une civilisation, mais un chant. Non pas une idéologie, mais un silence. Non pas une politique, mais une présence réelle, subtile, indéfinissable, qui irrigue les cœurs qui s’ouvrent.


Le monde ne sera pas sauvé par un nouveau système. Il ne le sera que par une conversion du cœur. Par un peuple de veilleur, de priants, d’aimants. Ceux qui savent que tout est perdu, sauf la grâce.


Et que du néant, il ne sort rien. Mais que du cri du cœur, peut jaillir un fleuve.


Flavien

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